Le chant des mondines
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Douze heure, quinze heures par jours dans l’eau jusqu’au genou, pliées pour cueillir et planter le riz. Et ainsi de suite pendant quarante jours, loin de la maison, à manger de la polenta et du riz et à dormir sur des paillasses dans des cabanes. Quand nous travaillons, il est interdit de parler, et si on le fait, le contre-maître nous reprend en nous menaçant. Heureusement, on a le droit de chanter. Alors pour se dire des choses, qu’une camarade est malade par exemple, ou pour annoncer une grève, on se met à chanter.
Bruna Salerni, syndicaliste active durant les luttes de la rizière de la zone du Magentino (Milan). Témoignage recueilli par Dina Caprara.
Beaucoup de chants que nous proposons appartiennent au répertoire des mondines, les femmes qui, pendant un peu plus d’un siècle (deuxième moitié du XIXe à la première du XXe environ) ont travaillé dans les rizières du nord de l’Italie. Les pieds dans l’eau, douze heures par jour, exposées à la malaria et aux mauvais traitements des contremaîtres, il était interdit à ces femmes de parler durant le labeur. Leurs voix gouailleuses ont chanté le quotidien loin de chez elles, leurs peines, leurs amours et leurs luttes.
Les chants de ce répertoire représentent un très bel exemple de chant social, c’est également un outil pédagogique extrêmement efficace pour s’initier au chant populaire en général. Le chant polyphonique des mondines naît dans une dimension collective, comme moyen de communiquer, pour rompre la monotonie du travail, pour se donner du courage et s’inscrire dans la communauté.
Les codes
Il est intéressant de noter combien les codes musicaux de ce type de chants se sont adaptés au conteste de travail et de vie de ces femmes :
– en ce qui concerne le répertoire : ce sont des chants provenants des répertoires de tradition orale de diverses régions et cultures mais pas seulement. On y trouve également des ballades populaires, des couplets satiriques et licencieux, des chants à danser, des chansons d’amour, de lutte et de dénonciation sociale, des airs d’opéra et, à partir de la naissance de la radio, des chansonnettes commerciales dont les paroles sont souvent revisitées.
Les modalités d’exécution sont bien differentes de celles de l’exhibition : les temps sont dilatés (il faut bien que la journée passe); certains passages d’un chant peuvent être insérés dans un autre sans pour autant que l’on se préoccupe de la suite logique du texte; la langue utilisée est souvent un mélange d’italien et de dialecte, une sorte de “langue franche” qui puise ses racines dans les dialectes locaux de la Plaine padane.
– du point de vue de la vocalité : c’est une esthétique qui n’a rien à voir avec le “bel canto” enseigné dans les écoles de musique et apanage des classes aisées. Dans le chant des mondines, on entend des voix tendues et rèches, capables de se faire entendre sur de longues distances en extérieur, pleines d’harmoniques aigus. Ces voix pouvaient sembler stridentes aux oreilles des auditeurs d’alors et peut-être encore à celles des auditeurs d’aujourd’hui : ce sont des voix de femmes qui ne restent pas à leur place, qui n’ont pas peur de dépasser les bornes, d’être jugées vulgaires ou gouailleuses et qui font de leurs spécificités une revendication d’appartenance.
– du point de vue des codes d’harmonisation : on observe une particulière prédilection pour les tierces et les quintes, une forme de schéma récurrent, accessible et efficace qui permet à quiconque de prendre part à un chant (il n’est pas besoin de le connaître et on en bouleverse pas la structure pour autant). Une voix soliste, souvent celle de la plus âgée ou de la plus charismatique de l’équipe de travail, lance la première phrase, donnant ainsi le rythme et la tonalité. Une ou plusieurs voix répondent à la tierce, le reste du groupe s’insère avec un bourdon. Le tout est enrichi de mélismes, retards, variantes. Il s’agit d’un incroyable terrain de jeu musical qui permet de comprendre les règles de l’harmonie sans en connaître la théorie.
Les thématiques
Le répertoire des mondines se composent de nombreux textes dans lesquels on trouve des thèmes récurrents.
La solidarité, la conscience de l’exploitation, le désir d’émancipation.
La migration saisonnière d’un grand nombre de femmes, provenant de contextes culturels parfois très différents, leur permit de développer des formes de solidarité et de conscience qui n’auraient pu naître dans le contexte de la famille paysanne.
C’est la première génération de femmes qui se retrouvent sans le contrôle des familles. La découverte d’une condition commune d’exploitation souvent exprimée sous forme de moquerie sarcastiques contre le patron ou en réaction au contrôle patriarcal qui, jusqu’à présent, représentait pour ces femmes le seul horizon moral et social possible.
C’est ainsi que commence à apparaître la revendication, ironique et insolente d’une relative liberté sexuelle, d’une volonté d’émancipation et d’une propension à la lutte. Ce sont précisément les mondines qui feront éclater de nombreuses révoltes dans tous le nord de l’Italie à la fin du XIXe siècle et qui mettront en place un véritable réseau de syndicats, les Leghe, ligues de résistance dont parle l’un des chants les plus connus de la tradition mondine, la Lega. (Sebben che siamo donne).
-la souffrance d’être loin de chez soi, de sa famille, de ses amours.
Ce travail saisonnier, bien que dur et mal payé, représentait pourtant la garantie d’un salaire (et de quelques kilos de riz) pour de nombreuses familles qui n’hésitaient pas à y envoyer leurs filles. Dans de nombreux chants, les paroles font référence à la tristesse d’être séparées des mères et de la maison natale mais aussi d’un amoureux resté au village.
-les conditions de travail extrêmement dures.
Les travailleuses passent douze heures par jour les pieds dans l’eau pour séparer le riz des mauvaises herbes. Elles sont également exposées à la malaria, les herbes qui fermentent en bordure de champ étant des nids à moustiques. Dans la rizière, on perd ses couleurs (indice de bonne santé) que l’on ne reprend qu’une fois à la maison (les mondines étaient mal nourries et souvent affaiblies par la charge de travail).